La rumeur se répandit comme une trainée de poudre. Au creux de l’hiver, alors que l’Archiduc Hans Garder faisait la tournée des quartiers populaires de Schwarsembourg, une figure surgit devant sa diligence. “Sus aux tyrans!”, s’exclama-elle simplement, tout en décochant un carreau fatidique avant de s’évanouir dans la foule stupéfaite. Le flanc percé, l’Archiduc gît une quinzaine alitée, fiévreux, entre la vie et la mort. Alchimistes et prêtres se relayaient pour tenter d’enrayer l’infection de son sang. La question crispait toutes les nobles lèvres: comment une simple paysanne avait-elle osé commettre un attentat aussi crapuleux et contre-nature?
L’enquête révéla que la suspecte, Mariana Müller, était une simple paysanne de Turenne. Née autour de l’an 984, elle eut l’infortune de perdre son mari dans la destruction de Bridier, ancienne capitale impériale. Quelques années plus tard, son fils unique disparut à son tour dans une rafle paranoïaque du Seigneur déchu Bescheral d’Ax. Elle était dorénavant seule pour cultiver son lopin de terre en compagnie de son dernier bœuf, ironiquement surnommé Maigrelet. Malheureusement, la déconfiture de Mariana n’amoindrit en rien les quotas et taxes qu’elle se devait de verser au baron Schellag Gwerf. Le Grand Mal fit son œuvre, et, devant moult hausses de taxes successives, Mariana dût contracter un prêt auprès des Banquiers de Kintzheim dans l’unique but de subsister, sachant qu’à moins d’un revirement du destin, les taux d’intérêts usuriers la réduirait éventuellement en servitude.
Un soir, dans une taverne, une troupe en provenance de Kafe, armé de tracts subversifs produits en Foinville par les presses à vis frénétiques de l’Union Paysanne Inclusive Révolutionnaire, lui insuffla l’espoir d’un monde meilleur. Ces troubadours agitateurs dénonçaient les seigneurs “croquant le peuple” jusqu’à la moelle, reprenant les mots du porte-parole de cette guilde:
“Peuple de l’hippocampe, unissons-nous!
Depuis trop longtemps les puissants de ce monde jouissent de la douceur de la soie et du réconfort du bon vin alors que nous sommes aux premières loges de la famine, des maladies et des guerres. Que vous l’appeliez république ou que vous l’appeliez monarchie, le peuple souffre, ceci est un fait. Le peuple a faim; le peuple a froid. La misère le pousse au crime ou pire, au vice!
Ne blâmez donc pas la révolte sur les humbles paysans, mais dénoncez la misère, fléau d’une classe et péril de toutes. PaysanEs, femmes et hommes de métier de tout horizon unissons-nous! Dénonçons cette misère qui n’est pas seulement la souffrance de l’individu, mais bien la ruine de tout royaume confondu.
Vous croyez que ce n’est qu’une lutte pour les paysans, détrompez-vous! À l’image du Roi Lunelame et de la noblesse de Kafe qui depuis des décennies démontre sa magnanimité et son soutien envers sa population, guerriers, nobles et souverains, rejoignez les troupes de l’UPIR pour faire valoir les droits du peuple, nouveaux esclaves de ce monde. Répondez à l’appel d’Alain Généreux, le paladin du peuple, pour que les paysans et paysannes de tout horizon puissent jouir de la même qualité de vie que ceux et celles de Rougebourg! Ensemble renversons la tyrannie! La révolution, c’est aujourd’hui! “
Cette propagande révolutionnaire, signée par l’autoproclamé « paladin du peuple”, Alain Généreux, trouva résonnance chez Mariana, qui n’avait plus rien à perdre.
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L’étiquette de la noblesse était claire, la famille Garder devait punir le coupable, mais Mariana Muller demeurait introuvable. Hans à peine sorti des limbes, sa fille unique, la Haute –Reine Julia Franz Garder, ordonna qu’on la laisse seule au chevet de son père avec encre et parchemins. À l’aube, les corbeaux, pigeons et hiboux fusèrent hors de la tourelle familiale, acheminant le message suivant aux châtelains du monde connu:
“Gens de bonne famille, entendez notre appel. Altesses, majestés, mesdames et messires, aux armes! Dans l’ouest, les vilains enragés fomentent la révolte. Leur assassine a tenté de nous abattre d’un carreau infect, nous, dynaste de la maison Garder.
Par la Grâce, nous vivons! Il en faut plus que l’arme d’une pleutre pour abattre un Archiduc de l’ancienne Noblesse d’Épée, seigneur émérite, père et cousin des reines et empereurs! Par cet affront, le véritable ennemi s’est révélé! En août, interrompez vos querelles intestines en ces Terres du Centre hélas fragmentées. Il est temps de réitérer l’ordre temporel, de prouver que notre dignité émane du mandat des cieux. Que se lèvent à nouveau les bannières des anciennes maisons! L’honneur demande rétribution; les têtes de cette hydre péquenaude doivent rouler.
Debout! Revêtons l’apanage de la royauté! Harnachés d’armures polies, montant destriers rutilants, rejoignez-nous contre ces brigands culottés!
Notre Chevauchée des Couronnés tracera un sillon de fer de sang, nos lances traverseront le cœur de cette insurrection! Ensembles, nous terrasserons la rébellion et en brûlerons les racine, avant qu’elle ne réclame d’autre noble victime!
Courage! Gloire! Justice!”
La lettre portait le sceau inimitable de l’archiduc lui-même, mais les seigneurs grisonnants furent surpris; habitués qu’ils étaient à ce que l’épée, plutôt que le verbe, fut la force de l’ancien seigneur de guerre de l’Empereur Gar III.
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La nouvelle de l’attentat atteignit l’éloignée Foinville, concurremment avec l’appel à la Chevauchée des Courronés. En assemblée générale d’urgence, les plus prudents représentants paysans grinçaient des dents, n’ayant pas souhaité inspirer d’effusion de sang, mais les voix plus radicales, voyant là la confirmation de leurs théories accélérationnistes, eurent tôt fait de convaincre les indécis.
Le Paladin du Peuple, n’ayant d’autre choix que d’accepter le mandat de la faction belligérante, pris la parole devant l’assemblée:
“Alors, non contents de jouter contre un moulin à vent, voilà que les nobliaux piétineraient le meunier! Façonnons nos charrues en lames, rembourrons nos jacques! Leur monopole de la violence doit cesser! Avant de manger de la brioche dans leurs palais, ils devront d’abord digérer nos panais!”
Ainsi débuta le conflit qui passerait à l’histoire sous le nom de la Jacquerie des Croquants.